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La Tête dans le flux - mardi 13 juin 2017
L’équipe de PiNG propose chaque mois sur radio nantaise JetFM (91.2) une chronique d’une vingtaine de minutes sur les actualités liées au monde numérique.
Souveraineté technologique
1> La souveraineté c’est quoi au juste ?
2> La souveraineté numérique
3> La souveraineté alimentaire
4> La souveraineté technologique des hackers
5> La souveraineté technologique des paysans
6> un terme ambigu
1> La souveraineté c’est quoi au juste ?
Quand on parle de souveraineté on parle de pouvoir. La souveraineté se définit, en droit, comme la détention de l’autorité suprême, c’est-à-dire d’un pouvoir absolu (dont tous dépendent) et inconditionné (qui ne dépend de qui que ce soit). Dans les régimes despotiques, la souveraineté est le plus souvent détenue par un seul homme. Dans les démocraties, elle est détenue par le peuple, constitué en un corps politique, la Nation : on parle dès lors de souveraineté nationale. Quant on parle de souveraineté populaire, concept forgé lors de la période des Lumières (Rousseau) on parle « d’une qualité propre au peuple (…) possédant en droit le pouvoir suprême qu’il exerce soit directement soit par des représentants » C’est un concept qui est en principe étatique mais d’autres formes apparaissent aujourd’hui.
2> La souveraineté numérique
Pierre Bellanger, président de Skyrock, défini cette notion en 2011 : « la souveraineté numérique est la maîtrise de notre présent et de notre destin tels qu’ils se manifestent et s’orientent par l’usage des technologies et des réseaux informatiques » Il affirme qu’il n’y a « Pas de souveraineté nationale sans souveraineté numérique. L’Internet est un réseau mondial sous contrôle des États-Unis. Les entreprises américaines y sont le plus souvent dominantes. La dépendance et le transfert de valeur occasionnés par ce déséquilibre doivent amener les pouvoirs publics à mettre en œuvre une politique industrielle de l’Internet. »
À sa suite ce terme a été reprit par d’autres personnalités dont Fleur Pellerin, alors ministre déléguée aux PME, à l’innovation et à l’économie numérique, qui s’est positionnée pour défendre notre souveraineté numérique.
On voit ici que la souveraineté numérique est une notion à rapprocher de la notion de souveraineté nationale et qui entend soulever des questions de développements industriels qui rendraient plus autonome la France dans son rapport au numérique, en terme d’infrastructures et sûrement par extension en terme de développement économique.
3> La souveraineté alimentaire
Par ailleurs, dans d’autres réseaux, le concept de souveraineté alimentaire est un concept qui a été forgé en 1996 par le réseau Via Campesina / Confédération Paysanne. « Il s’agit du droit des peuples, des communautés et des pays de définir, dans les domaines de l’agriculture, du travail, de la pêche, de l’alimentation et de la gestion forestière, des politiques écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à leur situation unique. Elle comprend le droit à l’alimentation et à la production d’aliments, ce qui signifie que tous les peuples ont le droit à des aliments sûrs, nutritifs et culturellement appropriés et aux moyens de les produire et qu’ils doivent avoir la capacité de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs sociétés."
C’est une notion que l’on qualifie souvent d’altermondialiste en ce sens qu’elle prône une autre forme de mondialisation des échanges et de l’économie et qui défend ici un autre rapport à la production alimentaire et donc par extension, à d’autres formes d’agricultures. Si on s’amuse à remplacer « alimentaire » par « technologique » on obtient quelque chose comme :
4> La souveraineté technologique des hackers
"La souveraineté technologique est le droit des peuples, des communautés et des pays de définir, dans les domaines des technologies, des politiques écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à leur situation unique. Elle comprend le droit à l’accès et à la production de technologies, ce qui signifie que tous les peuples ont le droit à des technologies sûres et culturellement appropriées et aux moyens de les produire."
Cette démarche se retrouve au cœur d’un manifeste écrit en 2014 par un collectif d’auteurs et porté par Alex Haché, sociologue, docteure en économie sociale et chercheuse sur l’usage des TIC pour l’intérêt public. On y retrouve entre autres des contributions de figures assez connues dans le domaine des cultures libres, telles qu’Ippolita, Richard Stallman, Usinette et bien sûr Benjamin Cadon.
Voici un extrait du texte de Patrice Riemens, géographe et défenseur des logiciels libres :
« Qui n’a pas encore compris, après ‘Snowden’ et ses révélations, que notre cher ‘cyberespace’ n’est plus au mains de ses utilisatrices, et cela hélas, depuis longtemps, mais qu’il constitue une zone fortement surveillée et à haut risques.(…) Comment et, surtout pour qui, Internet fonctionne-t-il ? (…) Il est essentiel de voir la souveraineté technologique dans un contexte bien plus étendu que la technologie informatique, ou bien même que la technologie tout court. Il est d’ores et déjà clair que la souveraineté technologique en elle-même ne nous détournera pas de notre inexorable course ... vers le mur. Il est impossible de continuer sur la voie de la croissance tout azimuts telle qu’elle a été poursuivie jusqu’à présent. Un arrêt sur place, voire même une décroissance volontaire, s’impose, faute de quoi elle s’imposera d’elle-même, et dans des conditions certainement plus déplaisantes (…) Le présent ouvrage essaye d’établir un état des lieux concernant les initiatives, les méthodes et les moyens non-propriétaires et préférablement auto-gérés qui peuvent sauvegarder autant que possible notre ‘sphère de vie’. Serveurs autonomes, réseaux décentralisés, cryptage, pairage, monnaies alternatives virtuelles, partage des savoirs, lieux de rencontres et de travail co-opératifs, se constituent comme un vaste éventail de chantiers déjà en route vers la souveraineté technologique. »
On comprend que ce que l’on trouve dans cet ouvrage ce sont surtout des recettes, des expérimentations déjà en cours pour conquérir cette souveraineté technologique.
C’est au tour d’Alex Haché de dire que : « Pas assez de technologies libres pour assurer la souveraineté ! Les TIC sont développées sans la concertation des citoyens. Les citoyens imaginent des utilisations tactiques des TIC pour tenter des transformations sociales et politiques. » Elle ajoute : « il est plus important de comprendre qu’il n’existe pas de technologies neutres. Elles sont toutes des déclarations d’intention avec des conséquences variées. » (ndlr : très mauvaise traduction qui dessert le texte. Par exemple ; nous y trouvons le terme « boucle virtuose » pour parler de cercles vertueux…).
Puis nous avons un article de Benjamin Cadon sur des solutions techniques pour la souveraineté technologie : hébergement local, dead drops, pirate box, etc. autant de détournement ou usages tactiques des TICS.
Il faut reprendre la main sur les firmes du web US : c’est ce qui est dit dans les propos de Bellanger sur avec la souveraineté numérique, mais pas pour les mêmes raisons ni avec les mêmes objectifs. Alors que Pierre Bellanger évoque une souveraineté de l’État face aux géants du web, Alex Haché défend une souveraineté populaire face à ces mêmes géants, mais aussi et la position diffère, face aux TIC de façon globale.
On va voir que cette histoire de souveraineté technologique à fait son chemin car elle est aujourd’hui reprise au compte d’un réseau d’acteurs de l’agriculture durable :
5> La souveraineté technologique des paysans
Dans un fascicule intitulé « Souveraineté technologique des paysans », le Pôle InPACT (Initiatives pour une Agriculture Citoyenne et Territoriale) plateforme associative nationale composée entre autres de Terre de liens, Mouvement inter-régional des AMAP, Nature et progrès, l’Atelier Paysan, qui promeut une agriculture plus durable. Dedans, ils évoquent un plan du ministère de l’agriculture, Agriculture et Innovation 2025, un plan de 10 milliards d’euros pour le développement des TIC, robotique, biotechnologies dans le secteur agricole. Un plan développé uniquement par le versant technicien d’après InPact. Les structures du réseau n’ont d’ailleurs pas été consultées. Ils déclarent : « Comme si la hausse de la mécanisation, l’augmentation de la taille des machines et l’arrivée du high-tech dans les fermes constituaient une évolution socio-technique automatique, présentée sans nuance comme une aubaine. », c’est une « surenchère techno-centrée ». « Le Pôle InPACT constate qu’en l’état, le financement public de la recherche et innovation n’a pas l’ambition de créer des connaissances et des savoir-faire agricoles ouverts, relevant des communs, afin de tracer la voie d’une agriculture humaine, émancipatrice, écologique et qui permette aux paysans de trouver les moyens d’exercer et de faire évoluer sereinement leur métier. ». « Il dénonce la volonté publique de recourir de manière inadéquate à la robotique, au numérique et aux biotechnologies, sous couvert d’agroécologie, car ces technologies ne correspondent en rien aux besoins des agriculteurs de nos réseaux ». D’après eux, ces évolutions tendent à développer un modèle agricole industriel gigantisme, une agriculture de firme : « on ne trouve pourtant plus personne pour contester que la crise agricole actuelle, économique, écologique et humaine, est une crise du modèle productiviste. » Le fascicule tend à délivrer une critique des aides à l’investissement qui endettent les paysans et les ruines.
Pour InPACT, il faut cesser de voir les agriculteurs comme des extracteurs de matières premières. Les paysans doivent à nouveau être capables de réparer leurs machines : « Beaucoup de paysans calibrent leur parc matériel à la mesure de leur projet agronomique, et considèrent leurs outils comme ils doivent l’être : au service de celles et ceux qui les utilisent au quotidien. »
Alors finalement c’est quoi cette souveraineté technologique des paysans ? D’après l’InPACT, il s’agit de défendre « une innovation dans le sens de la mise au point d’outils et techniques adaptées, accessibles, souvent volontairement low-tech. », (pour Philippe Bihouix, les « low-tech » évoquent des technologies locales, qui peuvent être réparables, peu coûteuses en énergie…), de privilégier la production de biens communs également. Ils ajoutent : « Il existe de multiples stratégies d’investissement explorées par une minorité d’agriculteurs pour éviter l’endettement : non-remplacement, comparatifs, achats collectifs, recyclage de machines usagées, innovation frugale, autoconstruction, prêt de matériel, etc. qui sont trop peu explorées dans les politiques publiques et ne font l’objet que d’enquêtes internes. » Ils proposent donc « de lancer des travaux de recherche & développement sur la réutilisation des matériaux, sur l’augmentation de la durée de vie des machines, sur les possibilités de remplacer les pièces... »
Ici encore la souveraineté technologique est une question d’accroissement de l’autonomie des personnes et non pas de celle des technologies. C’est une lutte contre la dépendance à des infrastructures gigantesques, nocives pour l’environnement, pour leur métier d’agriculteur et dont le contrôle est tout sauf démocratique.
6> un terme ambigu
Mais dans la souveraineté populaire, c’est la souveraineté du peuple, c’est le peuple qui possède le pouvoir suprême. Alors dans la souveraineté technologique qu’en est-il ? La souveraineté technologique, c’est la souveraineté du peuple sur la technologie ? Oui, si l’on considère que la technologie est un outil.
Mais la souveraineté technologique, c’est la souveraineté de la technologie qui possède le pouvoir suprême ? Si l’on considère que la technologie est de plus en plus intelligente, de plus en plus autonome au sens ou Ellul entendait que la Technique est autonome (IA, objets connectés, Big Data, algorithme, trading haute fréquence, etc.). On arrive alors à sens inverse à celui donné par nos auteurs : lapsus ? aveu de l’autonomie de la Technique ? On peut alors comprendre que la souveraineté technologique c’est la domination, la suprématie de la technologie et non celle du peuple...
En tout les cas ce terme peut sembler équivoque : pourquoi ne pas utiliser autonomie technologique ? Appropriation technologique ? Il s’agit en fin de compte de trouver un nouveau vocable pour évoquer la question de l’appropriation des technologies, pour aussi imaginer qu’en changeant les mots, les objectifs ne sont plus les mêmes ou ont légèrement changé, ou les moyens ont légèrement changé, alors qu’il s’agit encore et toujours de faire en sorte de produire des outils à la mesure de l’humain.
Références
-Souveraineté Technologique, Dossier Ritimo
-Souveraineté technologique des paysans, Défendre l’intérêt général autour des agroéquipements ; InPACT (Initiatives Pour une Agriculture Citoyenne et Territoriale)
Vous pouvez retrouver ces références dans les documents ci-joints.
Photo : Lima Pix (Flickr) Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)